Note de lecture : Nous ne sommes pas coupables d’être malades !

Résumé

Note de lecture de l’ouvrage de Alix Béranger et David Belliard, Nous ne sommes pas coupables d’être malades !, Paris, Les petits matins, collection Alternatives Economiques, 2010.

Auteur

Myriam Dieleman (Observatoire du sida et des sexualités)

Pour citer ce texte

Myriam Dieleman, Compte rendu de l’ouvrage de Alix Béranger et David Belliard Nous ne sommes pas coupables d’être malades !, mai 2012.

Nous ne sommes pas coupables d’être malades !, Alix Béranger et David Belliard, Paris, Les petits matins, collection Alternatives Economiques, 2010.

Cet essai journalistique se lit comme une contre-attaque aux réformes libérales du système de santé adoptées en France ces dix dernières années. Co-écrit par deux (anciens) travailleurs de Sidaction, Alix Béranger qui en a été la directrice des programmes associatifs jusqu’en 2008 (et depuis 2010 secrétaire générale d’Europe Ecologie) et David Belliard, qui en est l’actuel directeur général adjoint (également journaliste à Alternatives Economiques), l’ouvrage constitue un long plaidoyer en faveur de l’Etat social et d’une approche globale de la santé. Plusieurs exemples tirés de l’actualité sanitaire (e.a. sida, réduction des risques, obésité) illustrent la transformation de la santé en marché, des prestataires de soins en vendeurs d’actes tarifés et de molécules brevetées et, finalement, des patients en consommateurs (ou l’inverse).
Les auteurs dénoncent le discours des pouvoirs publics sur la culpabilité des malades eu égard au « trou de la sécu », ainsi que ce qui apparaît comme des sanctions pour leur irresponsabilité, irresponsabilité bien paradoxale vu les profits faramineux – en partie financés par l’Etat – que génère l’industrie médicale. La marchandisation de la santé et les politiques gestionnaires sont ici en question.

Les réformes de santé, la fin de l’Etat social

En France, quatre réformes ont vu le jour afin de “moderniser” le dispositif de santé publique. Réformes qui, pour les auteurs, sont au cœur d’un processus de démantèlement du système de santé et, plus largement, d’un régime de sécurité sociale égalitaire et solidaire puisque chacun cotise selon ses revenus et dépense selon ses besoins. Ils cadrent ces évolutions dans le passage plus général d’un Etat social protecteur à un Etat libéral répressif véhiculant une morale de la responsabilité individuelle. Dans le champ de la santé, ce changement se marque concrètement par l’alourdissement de la charge financière pour les usagers. Les réformes françaises vont en effet toutes dans le même sens : diminuer le coût des remboursements des soins de santé par l’assurance-maladie en augmentant la contribution des patients.

Pour ne reprendre que quelques traits saillants de ces réformes, la première, en 2002, a introduit, dans le cadre d’une uniformisation du financement des établissements de santé publics et privés, une tarification à l’activité (dite T2A) qui distingue des montants à facturer selon le type de pathologie et le type d’acte (simple ou complexe). Cette « rationalisation comptable des actes médicaux » (p. 45) induit un effet pervers immédiatement perceptible : pour augmenter ses ressources, l’hôpital doit favoriser les pratiques à fort coefficient (et, par exemple, proposer des actes inutiles). Les laissés-pour-compte ? Les pauvres bien sûr, mais aussi, et ce sont souvent les mêmes, les malades chroniques qui sont bien peu rentables – alors que leur nombre va croissant dans le contexte démographique et épidémiologique de ce début de siècle. Tout l’enjeu est bien là pour les auteurs : assurer la haute qualité des dispositifs de santé pour tous.

En 2004, ensuite, une deuxième réforme a, d’une part, modifié la gouvernance dans le champ de la santé en établissant une mainmise accrue de l’Etat sur la gestion des caisses d’assurance maladie et a, d’autre part, entamé une chasse aux “assurés fraudeurs” avec notamment la création du médecin référent et du dossier médical personnel. En 2007, la mise en place de franchises médicales[1] a fait l’effet d’une bombe dans le monde associatif, en particulier à travers la figure médiatisée de Bruno Pascal Chevalier, travailleur social et citoyen engagé, « atteint d’une affection longue durée, le SIDA », entré en grève des soins « en soutien à toutes les victimes de la mise en place de la franchise médicale » et pour dénoncer les « tarifs souvent démesurés appliqués par les laboratoires »[2].

En 2009, enfin, la loi Hôpital, Patients, Santé et Territoires (HPST) – sous des dehors louables d’un meilleur accès aux soins et d’un renforcement de la prévention – n’a dans les faits conduit à aucune mesure pour augmenter le nombre de professionnels de santé ou pour les répartir sur le territoire, ni n’a permis de prendre en compte les enjeux actuels de la prévention. Elle a finalement renforcé l’autoritarisme et le centralisme des pouvoirs publics et a surtout accompagné la transformation de l’hôpital public en entreprise, avec à sa tête un PDG (jusque-là le président du conseil d’administration était le maire) et pour ligne de conduite la coopération accrue avec le secteur privé.

L’introduction de la notion de rentabilité dans le champ de la santé induit un risque majeur : celle d’une médecine à deux vitesses, fracturée entre l’hôpital public (centré sur les pathologies lourdes et les populations non solvables) et les cliniques privées. Et les auteurs d’en appeler à « l’illusion américaine » (p. 50) pour signifier que les réformes françaises sont dominées par un paradigme ultralibéral qui considère la santé comme un marché à “réguler” par le marché, assurances santé privées y compris. Ils s’insurgent contre ce glissement progressif vers une logique assurantielle, non plus égalitaire mais équitable puisque chacun cotise selon ses risques.

Malades à surveiller, malades à punir

Les auteurs placent « l’idéologie de la culpabilité » (p. 23) et le culte de la responsabilité individuelle au centre de la destruction programmée de la solidarité nationale en vue de la privatisation du système de santé. Selon eux, les décideurs politiques, les agences publiques de santé et les industries entretiennent l’idée que nous pouvons modeler notre corps à notre guise et, bien entendu, en accord avec les modèles valorisés du “bonheur” (corps fins et musclés, jeunes et sains). Sur cette base, on peut distinguer entre “bons malades” (ceux dont la maladie n’est pas supposément liée à un comportement, e.a. sclérose en plaque, alzheimer, parkinson, leucémie) et “mauvais malades”, responsables de leur prises de risques (e.a. fumeurs, séropositifs, obèses). Les premiers sont des « victimes du sort » (p. 26) que la sécurité sociale peut légitimement prendre en charge, les seconds doivent être encadrés et réprimés afin de réserver aux premiers les dépenses de l’assurance-maladie.

Le bât blesse pour les auteurs dès lors que les pratiques des acteurs de santé, autres que les patients, ne sont jamais questionnées. Et de “balancer” : industries médicales, médecins, pharmaciens et pouvoirs publics sont devenus des vendeurs et intermédiaires sur un marché à haut rendement et en pleine expansion. Ils décrivent des « laboratoires tout puissants » (p. 56), aux marges bénéficiaires gigantesques et aux politiques commerciales agressives ; des médecins, anciennement indépendants libéraux et « bienfaiteurs dévoués » (p. 33), aujourd’hui « businessmen de la santé » (p. 59), prescripteurs et cibles privilégiées (ou alliés objectifs) des industries ; enfin, des pharmaciens devenus de vulgaires tenanciers de points de vente en libre-service où abondent produits cosmétiques et gadgets de bien-être. Côté patient-consommateur, le régime de la performance, de la jeunesse, de la bonne santé et de l’excellence alimente une « médicalisation de notre vie » (p. 66).

Les auteurs situent ce discours dans « la profonde mutation des représentations de la pauvreté et de l’exclusion qui s’est diffusée aux Etats-Unis à partir des années 1970 et en Europe dans les années 1990-2000 » (p. 23) et dans un contexte de précarisation de la population (montée du chômage, accroissement des CDD et de l’intérim, baisse du pouvoir d’achat, etc.). Si « les riches deviennent toujours plus riches, le capital appelant toujours plus de capital » (p. 121), la montée de l’insécurité sociale (référence à Robert Castel) et la dislocation des liens de solidarité institutionnalisés par l’Etat providence (référence à Pierre Bourdieu) sont les témoins de l’avènement d’un état libéral qui ne protège plus ses sujets des effets néfastes de l’économie sur la société mais qui jugule les désordres et les dangereux. Dans les années 1970, la notion de risque exprimait l’inflation des risques dans notre société, mais elle s’est progressivement résumée à une interprétation libérale de l’individu seul gestionnaire des risques qu’il court dans sa vie. La prévention est pour les auteurs, l’expression de cette approche dans le champ de la santé[3] en ce qu’elle définit des comportements à risque et définit une morale sanitaire (référence à la biopolitique de Michel Foucault).

Les auteurs soulignent « la connivence idéologique de la gauche avec l’approche sécuritaire portée par la droite » (p. 24) face à laquelle aucune force d’opposition consistante ne fait barrage ou ne propose une grille d’analyse alternative. Pour leur part, ils veulent rappeler avec force la nécessité d’une approche complexe de la santé qui prenne en compte l’ensemble des déterminants de santé (sociaux, environnementaux, culturels) – en particulier les inégalités sociales de santé. À ce titre, l’exposition professionnelle constitue encore et toujours un facteur de risque majeur tant au plan de la mortalité que de la morbidité : « plus les salariés sont précaires, peu diplômés, peu ou pas autonomes dans les tâches qu’ils effectuent, plus ils sont fragilisés et susceptibles de subir des pathologies liées à leur cadre de travail » (p. 115).

Ils se placent ainsi à contre-courant des analyses centrées uniquement sur lesdits comportements à risque et qui aboutissent à “blâmer les victimes” une fois que les campagnes de prévention sont jugées inefficientes pour faire baisser les données épidémiologiques voire à éradiquer les maladies. Ceci occulte les limites de ces outils, d’autant plus manifestes lorsqu’ils émanent “d’en haut” et véhiculent des normes morales en parfait décalage avec les réalités. Les auteurs prennent pour illustration significative les campagnes contre l’obésité menées par l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé. Le message dominant pour combattre le surpoids est de manger 5 fruits et légumes par jour, or non seulement ce message simple ne répond pas au caractère polyfactoriel de l’obésité, mais en outre il laisse de côté des stratégies complémentaires (taxer les produits très gras ou salés, diminuer le prix des fruits et légumes, interdire la publicité pour aliments trop sucrés). Celles-ci répondraient enfin à deux problème cruciaux, liés aux modes de vie et aux disparités entre riches (plus souvent minces) et pauvres (plus souvent gros) : l’augmentation du prix des produits maraîchers et la diminution parallèle du prix des graisses au cours des cinquante dernières années d’une part, et les offres de l’industrie agroalimentaire (augmentation de la taille des portions ou du taux de lipides dans les plats préparés, stratégies publicitaires) d’autre part.

Irrationalité des politiques de rationalisation

Cette approche “rationnelle” et “pragmatique” présuppose un homo oeconomicus : des individus également dotés de capitaux et d’un agir basé sur le calcul coût/bénéfice. Elle encourage surtout une morale individuelle d’autogestion de sa santé et des réflexes d’hyper consommation (de médicaments, de soins) pour fuir la maladie, devenue « un insupportable dysfonctionnement » (p. 33). Elle s’inscrit, pour les auteurs, dans une mutation sociale qui a fait sortir la maladie du champ de la fatalité pour entrer dans le champ de la gestion des risques. Au final, cette politique aboutit à l’exclusion des pauvres du système de santé et à la criminalisation des malades, « coupables d’être malades ».

Cette « judiciarisation » des rapports sociaux est illustrée par les « procès sida », dans un contexte où la responsabilisation des séropositifs est déjà installée. Les auteurs rappellent la sentence, en 2004, du tribunal correctionnel de Strasbourg, condamnant un homme à 6 ans de prison pour avoir contaminé deux partenaires sexuelles alors qu’il se savait atteint du VIH. Cette affaire fortement médiatisée par Femmes Positives – une association de défense des femmes contaminées à leur insu dans le cadre de relations stables et en faveur de la pénalisation de la contamination volontaire – avait soulevé un débat sur la criminalisation du VIH, tendance mondialement perceptible. Si cette stratégie ne constitue de toute évidence pas une politique de santé publique (notamment parce que la crainte de tomber sous le joug de la loi freine les recours au dépistage), la répression (et ses dérivés comme la révélation obligatoire du statut sérologique ou l’obtention du consentement éclairé du partenaire) participe de la stigmatisation. Un clivage entre séropositifs « victimes versus contaminateurs » pourrait tout à fait être utilisé pour appliquer un traitement différencié des malades (à soigner / à enfermer). A plus grande échelle et à plus long terme, quelles seraient les limites de la logique pénale face à l’ensemble des problèmes de santé ?

L’exemple de la politique de réduction des risques (RDR) en matière de drogues est également éclairant de la fracture qui s’instaure entre les malades. La RDR est née dans les années 1990 pour faire face aux contaminations par le VIH lors d’échanges de seringues ; à la répression coutumière des “toxicomanes”, des pratiques d’inclusion, répondant à un choix d’efficacité sanitaire vidé de visée moralisatrice, ont permis d’accompagner les usagers de drogues (information, échange de matériel, délivrance de produits de substitution, accompagnement psychosocial, espaces de consommation, contrôle rapide des produits). Des premiers projets expérimentaux à la constitution d’organisations d’auto-support défendant une vision systémique de leur action (santé/social), les contradictions politiques entre lutte contre l’épidémie et lutte contre les stupéfiants ont été mises en veille. Jusqu’il y a peu : en 2006, à l’initiative d’un député de l’UMP, 78 parlementaires signent une lettre adressée au Premier Ministre remettant en cause la RDR au motif qu’elle met en œuvre des « stratégies de banalisation des drogues et d’apprentissage à se droguer “proprement”  »[4]. Ils demandent alors la création d’une commission d’enquête parlementaire sur l’allocation des fonds drogues. Pour les auteurs, de nombreux signaux de retour au répressif sont visibles, non seulement afin de flatter un électorat conservateur mais aussi de préserver les comptes de l’assurance maladie vis-à-vis de malades insolvables et coûteux : l’efficacité n’est plus sanitaire mais comptable.

En conclusion

Cet ouvrage grand public a le mérite de revenir sur un ensemble de faits relayés par la presse et de considérations issues de travaux sociologiques. Il rappelle un ensemble de principes dits de “gauche”, malheureusement sans aller au-delà des poncifs habituels de la social-démocratie. On peut donc regretter, en plus d’un manque de nouveauté dans l’argumentaire, que les auteurs ne poussent pas plus loin leur auscultation des attaques contre le système de santé en incluant la critique même de la logique de l’Etat social et des principes qui le sous-tendent. En effet, on sent poindre un angélisme passéiste et manichéen entre passé et présent, Etat social et Etat libéral. Autrement dit, l’Etat social n’a d’égalitaire que le fait qu’il compense – voire masque et ce faisant légitime – des inégalité structurelles entre “riches et pauvres”. La demande de justice sociale portée par les auteurs s’arrête ainsi à revendiquer la défense des acquis sociaux sans véritablement mettre en branle une critique (et une transformation) profondes des rapports sociaux.

[1]

Chaque patient doit payer 50 centimes par boîte de médicament, 50 centimes par acte paramédical et 2 euros pour tout transport sanitaire (sauf urgence) – à raison de maximum 50 euros par an. Cette somme est à la charge de l’assuré social et déduite des remboursements effectués par les caisses d’assurance maladie ; elle n’est de plus pas prise en charge par les assurances complémentaires santé.

[2]

Extrait de la lettre de B.P. Chevalier au Président de la République, Nicolas Sarkozy : http://grevedesoins.fr/index.php?option=com_content&task=view&id=5&Itemid=6

[3]

Voir à ce sujet Patrick Peretti-Watel, Jean-Paul Moatti, Le Principe de prévention, Paris, Seuil-La République des idées, 2009.

[4]

Extrait de la lettre de Jean-Paul Garraud, Député de Gironde, au Premier Ministre : http://www.larevueparlementaire.fr/pages/PP/actudyn.htm?PRMC_NUM=81&PRMC_CODEDANSTABLE=ACTU