Hétéronormativité et expériences thérapeutiques des professionnel.le.s de la santé mentale avec des patient.e.s non hétérosexuel.le.s

Ce mémoire, réalisé par Florence Thiry en 2016-2017 au sein de la Faculté des Sciences Psychologiques et de l’Education de l’Université Libre de Bruxelles sous la direction des Profs. Isabelle Duret et Nathalie Vercruysse, a obtenu le prix François Delor en 2018.

Florence Thiry est psychologue clinicienne et chercheure. Elle est également chercheure associée à l’Observatoire du sida et des sexualités de l’Université de Saint-Louis – Bruxelles depuis janvier 2018.

MOTS-CLÉS : Hétéronormativité, hétérosexisme, homophobie, santé mentale, pratiques cliniques, non-hétérosexualité, LGB.

Introduction

Ce mémoire avait pour but d’explorer l’hétéronormativité[1] des professionnel.le.s de la santé mentale ainsi que leurs expériences thérapeutiques avec des patient.e.s non hétérosexuel.le.s en Belgique francophone. En effet, des études montrent la persistance de pratiques discriminatoires dues à la présence d’homophobie, d’hétérosexisme[2] et d’hétéronormativité dans les dispositifs de soins. Or ces pratiques ont une influence sur la santé mentale des minorités sexuelles (De Oliveira et al., 2014 ; Gustafsson et al., 2017 ; Herek et Garnets, 2007 ; Sabin et al., 2015 ; Whitehead et al., 2016).

Méthode

Pour ce faire, nous avons eu recours à un questionnaire en ligne – comprenant notamment l’échelle d’hétéronormativité HABS d’Habarth (2014) – auprès de 120 professionnel.le.s de la santé mentale et à des entretiens semi-structurés avec quatre femmes psychologues (deux hétérosexuelles et deux non hétérosexuelles), analysés sur base de la méthode par théorisation ancrée (Lejeune, 2014 ; Strauss et Corbin, 1994).

Résultats et discussion

Tant l’étude quantitative que l’étude qualitative nous ont permis de découvrir un certain nombre d’éléments.

Premièrement :

en ce qui concerne l’hétéronormativité, les résultats obtenus lors de la recherche quantitative mettent en avant le même effet d’orientation sexuelle qu’Habarth en 2014. Autrement dit, dans notre échantillon, les professionnel.le.s de la santé mentale hétérosexuel.le.s sont plus hétéronormatif.ve.s que ceux ou celles appartenant à une minorité sexuelle. Toutefois, insistons sur l’aspect non déterministe de cet effet. Ainsi, parmi les quatre psychologues rencontrées lors de l’étude qualitative, seule une des deux thérapeutes hétérosexuelles semblait plus hétéronormative que ses deux collègues non hétérosexuelles. Les effets de genre et d’interaction découverts par la même auteure n’ont, quant à eux, pas pu être retrouvés lors de notre recherche.

Deuxièmement, idem

les quatre femmes psychologues de l’étude qualitative ont rapporté plusieurs difficultés rencontrées, selon elles, par les minorités sexuelles. Alors que certaines de ces difficultés – à savoir l’invisibilisation, les discriminations, la gestion du coming out, le reproche lié au communautarisme et l’homophobie intériorisée – sont présentes dans la société de manière générale, d’autres concernent plus spécifiquement les soins de santé mentale. Ces dernières comprennent :

– l’invisibilisation :

Elles sont discriminées parce que ce qu’elles vivent est invisibilisé. Donc ça n’existe pas dans la pensée du soignant. Et donc il faut beaucoup de courage pour pouvoir dire […] « non je ne suis pas hétéro comme vous croyez que je le suis » parce que ça veut dire qu’on dévoile quelque chose de fragile. Et si on n’a pas la force et si on n’est pas ancré là-dedans, on peut être facilement l’objet d’un discours discrimina..toire. Voilà. D’un discours ou de pratiques discriminatoires.

– la méconnaissance des professionnel.le.s concernant les réalités vécues par les minorités sexuelles :

Il y a la méconnaissance aussi. Il y a des … il y a des médecins, des psys, des infirmiers, des AS qui ont une méconnaissance totale de la spécificité dont on parle là. Donc, et donc ils vont donner des fausses infos ou avoir des pratiques qui sont inadéquates. […] C’est des patients par exemple à qui des psys donnent des bons conseils débiles et inadéquats. Par exemple dans le cadre de patients qui sont homos et aussi d’origine étrangère, où là il y a des questions de stéréotypes doubles, voire triples qui se jouent. Ça, ça m’énerve fortement. […] C’est par exemple laisser sous-entendre à quelqu’un qu’il est de bon ton d’un peu s’émanciper et d’aller faire son coming out au niveau familial. Il y a des choses qui se vivent, enfin qui s’articulent un peu différemment en fonction des milieux dont on vient. Et ce n’est pas que des milieux d’origine étrangère.

– la psychologisation/pathologisation des orientations non hétérosexuelles :

Mais c’est venir avec des stéréotypes gros comme des maisons juste que, juste quand on parle d’homosexualité. […] Moi j’ai… J’ai une étiquette moi par exemple de spécialiste sur les questions d’orientation et d’identité de genre et il y a parfois des gens qui me sont orientés, si on creuse un tout petit peu, il n’est absolument pas question de ça. Simplement les gens l’ont à peine évoqué comme ça et alors il y a des psys qui se disent « oulàlà, ça c’est pas mon genre, c’est pas mon rayon » et alors hop, ils me les envoient.

– la minimisation des difficultés vécues par les minorités sexuelles :

Et je vais nommer encore autre chose qui est encore plus insidieux, c’est des patients qui me disent avoir rencontré un psy ou l’autre qui était très gentil mais qui minimisait complètement la portée de leur vécu minoritaire. Et donc ils ne se sentaient absolument pas entendus dans les difficultés qu’ils rencontraient. Donc ça, c’est un peu l’extrême inverse du psy homophobe ou transphobe. C’est celui qui débarque et qui ne se rend pas compte de la difficulté que traversent ces personnes […].

– les réactions homophobes :

Et puis il y a des gens qui sont tout à fait outrés par ce que les patients peuvent leur amener et qui vont avoir des réactions de discrimination pure et dure je dirais. Mais j’espère que c’est de moins en moins le cas.

– le changement de thérapeute suite à des réactions et/ou propos inappropriés :

Et donc le fait de pouvoir se dégager du discours qu’on se prend en pleine figure, pouvoir se dire que ce n’est pas soi-même qui déconnons mais c’est l’autre et avoir la force d’aller voir un autre psy, ça demande beaucoup d’énergie. Et je pense que, dans certains cas, ça fait perdre du temps aux gens et ça les abîment encore plus.

– l’appréhension à consulter :

Le fait que, ce que j’entends beaucoup, ce sont des personnes qui n’osent pas aller voir une psy en fait. Donc qui vont me contacter pour voir si je n’ai pas le contact d’une ou d’un bon psy, qui va pas les faire chier avec ces choses-là. […] Il y a cette appréhension qui n’est pas toujours, moi ce que je dis, c’est que tu peux tomber sur une bonne… c’est pas toujours fondé non plus. Mais c’est symptomatique de discriminations… tout indique, tout te donne des raisons d’avoir peur de voir une psy quoi, sur ces questions-là.

– et la rencontre de son ou sa psychologue en dehors du cadre thérapeutique suite à la petite taille du milieu LGBT:

Effectivement, cet événement-là, de me croiser dans une soirée LGBT, a été très compliqué pour elle. J’ai reçu un sms qui me disait après « j’ai d’autres choses, je ne viens plus » et, trois mois après, j’ai reçu un autre sms qui m’expliquait que ce qui avait été très dur, et ce pourquoi elle ne venait pas, c’était cet événement-là.

Ainsi, bien que les réactions ouvertement homophobes soient en diminution dans le domaine de la santé (Gustafsson et al., 2017), ces résultats corroborent la persistance de discriminations envers les minorités sexuelles dans les soins de santé mentale. Certaines de ces pratiques discriminatoires ont d’ailleurs été retrouvées chez les thérapeutes hétérosexuelles, et en particulier chez l’une d’entre elles. Par exemple, elles semblaient parfois minimiser les difficultés rencontrées par les minorités sexuelles :

Et elle avec sa famille, je pense que ça n’avait pas été simple au départ parce qu’elle a amené sa (rire) sa femme [trans] donc c’était euh, donc c’était une famille un peu « reuteuteu » quoi. Enfin bon, ça allait. Je ne pense pas que c’est quelqu’un qui a, je n’avais pas le sentiment que c’était quelqu’un qui avait vraiment eu euh, qui en avait vraiment bavé beaucoup avec ça. Je pense que ça c’était fait de façon assez…[souple] […] Je suppose qu’il y a encore quand même encore des, beaucoup de, allez, comment on dit ça ? De préju, de comment on dit ça ? De discriminations. Enfin, ça continue malheureusement, et même si ça va mieux, moi je me dis « quelle chance d’être homo aujourd’hui ». Et ici quoi. Parce que c’est affreux, enfin moi je trouve que c’est… donc je pense que… Mais ça n’était pas une souffrance.

Il est toutefois probable que ces dernières soient en réalité bien intentionnées. Par ailleurs, la majorité de ces pratiques discriminatoires se manifestant de manière subtile, les psychologues hétérosexuelles n’en avaient généralement pas conscience.

Troisièmement un manque de formation des professionnel.le.s,

tant les participant.e.s de l’étude quantitative que celles de l’étude qualitative ont souligné le manque de formation des professionnel.le.s sur les questions d’orientations sexuelles. De plus, les quatre psychologues ont relevé la présence d’un biais androcentriste dans les théories enseignées. Les deux thérapeutes non hétérosexuelles, quant à elles, ont également rapporté que, dans les rares cas où l’homosexualité avait été abordée lors de leurs formations, cela s’était fait de manière stigmatisante et pathologisante :

Donc je me rappelle d’un prof qui, un, jour a parlé de ce qui est de la question de « t’es homo parce que… », c’est quoi ? , tout le fantasme de je ne sais plus, en miroir avec toi-même. […] C’étaient des pseudo théories psychanalystes comme ça, et je suis orientée psychanalyse donc c’est pour ça que je me permets de dire ça comme ça (rire).

Je trouve qu’on nous a à peine parlé des réalités autres qu’hétéros, qu’hétérosexuelles, qu’hétéronormées, que cisgenre d’ailleurs… sauf comme étant des sujets de maladie mentale.

Or la méconnaissance des professionnel.le.s est à l’origine de la plupart des difficultés rencontrées par les minorités sexuelles dans les soins de santé mentale. Par conséquent, nous rejoignons les quatre cliniciennes quant à la nécessité de former les soignant.e.s aux questions de sexe, de genre et d’orientation sexuelle. Plus particulièrement, nous pensons qu’il est indispensable de les sensibiliser à l’hétérosystème et à ses conséquences sur le quotidien des minorités sexuelles ainsi que sur les dispositifs de soins. En effet, les différences relevées entre les deux psychologues non hétérosexuelles d’un côté et les deux hétérosexuelles de l’autre sont généralement dues à un manque de connaissance et de conscience des deux dernières quant à l’hétérosexisme et à l’hétéronormativité ambiants.

Quatrièmement, l’intérêt pour les thérapies affirmatives

les pratiques cliniques plébiscitées par les participantes de l’étude qualitative relèvent généralement des thérapies affirmatives. Ainsi, certaines d’entre elles ont recours à un langage inclusif, non genré, lors des premiers rendez-vous afin de lutter contre la présomption d’hétérosexualité :

Et bien, je vais assez vite… avoir un langage inclusif pour que les personnes puissent me dire quelle est l’identité de genre de leur partenaire. Et que je puisse voir rapidement s’il est question de sexualité au sens large. […] Je vais éviter de genrer les choses donc je vais parler, je vais lui dire « et votre partenaire ? » par exemple. Je ne vais pas dire « et votre compagnon » ou « votre compagne ». Je vais faire très attention de ne pas, oui, comme je dis, de ne pas faire une présomption hétérosexuelle donc si, au niveau du français, je suis obligée d’accorder un adjectif, je vais l’accorder au masculin et au féminin, exprès.

Les thérapeutes rencontrées ont également mis l’accent sur le fait que l’orientation sexuelle de la personne était un élément parmi d’autres, ces derniers s’entremêlant. Il s’agit donc de ne pas essentialiser, psychologiser ou stigmatiser. Celle-ci n’est d’ailleurs pas toujours associée à la demande du ou de la patient.e :

Maintenant, euh, une fois qu’elles l’amènent [leur orientation sexuelle], ne pas en faire un tabou, ne pas en faire un truc dont elles doivent absolument parler mais le considérer en tant que tel et dans la manière, dans la façon dont elles l’amènent quoi.

Le rôle essentiel joué par l’ouverture lors de l’accompagnement thérapeutique de personnes non hétérosexuelles a également été mis en avant par l’ensemble des participantes. Il semble néanmoins que cette ouverture soit perçue différemment selon les thérapeutes. En effet, alors que les psychologues hétérosexuelles parlent de l’importance de se laisser guider par les personnes appartenant à une minorité sexuelle lors des suivis, leurs collègues non hétérosexuelles font appel à une démarche davantage active et consciente et à une dynamique d’exploration au côté du ou de la patient.e. Pour ces dernières, il importe donc que le ou la professionnel.le parvienne à ôter ses lunettes hétérosexualisées :

Donc une question de, d’ouverture à tous les possibles, qui est pas… et en fait il ne suffit pas, quelque part, il ne suffit pas d’être ouverte. C’est une démarche consciente. C’est ça la nuance. C’est d’avoir une démarche consciente et pas juste dire « mais pour moi elle peut tout me dire, tout ce qu’elle a à dire ». […] Donc voilà, d’avoir une démarche consciente d’ouverture et de flexibilité. […] Donc ça demande une démarche active de recherche, de sensibilisation, de… d’ouvertures à toutes les réalités qui existent dans le monde, ça ne veut pas dire tout expérimenter.

Cinquièmement, les psychologues non hétérosexuelles semblent avoir un vécu particulier de leurs expériences thérapeutiques auprès de minorités sexuelles. En effet, lors de l’étude qualitative, elles ont rapporté une série de difficultés, mais aussi de ressources, liées à leur orientation sexuelle. Parmi ces ressources, citons notamment la connaissance du milieu associatif :

En gros, toutes les associations qui, qui ont pour public cible toutes les personnes non hétérosexuelles font des brochures et documentent des choses intéressantes pour le travail psy. […] aussi pour moi, pour savoir comment je vais accompagner psychothérapeutiquement et comment j’inclus ça dans la psychothérapie, dans le suivi.

Conclusion

Au vu de l’ensemble de ces résultats et de l’étendue relativement limitée de la littérature scientifique à ce sujet, nous pensons qu’il est capital que des chercheur.e.s continuent à s’intéresser aux pratiques de soins menées auprès des minorités sexuelles et de réaliser des études empiriques d’une part et que les professionnel.le.s de la santé soient davantage formé.e.s aux questions de genre et d’orientation sexuelle d’autre part.

[1]

L’hétéronormativité est le « système, asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et seulement deux sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, ou en tout cas désirable et convenable » (Butler, 2005, p.24).

[2]

L’hétérosexisme est un système qui regarde l’homosexualité comme inférieure à l’hétérosexualité ; plus récemment, ce terme a été utilisé pour référer aux idéologies et modèles sociétaux d’oppression institutionnelle des non-hétérosexuels (Herek, 2000). Implique une notion d’hiérarchie (Habarth, 2014).

Bibliographie

Butler, J. (2005). Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité. Paris, La Découverte (trad. de Gender Trouble: Feminism and the Subversion of Identity, New York, Routledge, 1990).

De Oliveira, J.M., Almeida, M.J., & Nogueira, C. (2014). Exploring medical personnel’s discourses on the sexual health of lesbian and bisexual women in Greater Lisbon, Portugal. Revista Colombiana de Psicologia, 23(2), 297-309. doi:10.15446/rcp.v23n2.38657

Gustafsson, P. E., Linander, I., & Mosquera, P. A. (2017). Embodying pervasive discrimination: a decomposition of sexual orientation inequalities in health in a population-based cross-sectional study in Northern Sweden. International Journal for Equity in Health, 16(1), 22-32. doi: 10.1186/s12939-017-0522-1

Habarth, J.M. (2014). Development of the heteronormative attitudes and beliefs scale. Psychology & Sexuality, 6(2), 166-188. doi: 10.1080/19419899.2013.876444

Herek, G. M. (2000). The psychology of sexual prejudice. Current Directions in Psychological Science, 9(1), 19-22. doi:10.1111/1467-8721.00051

Herek, G.M., & Garnets, L.D. (2007). Sexual Orientation and Mental Health. Annual Review of Clinical Psychology, 3, 353-375. doi: 10.116/annurev.clinpsy.3.022806.091510

Lejeune, C. (2014). Manuel d’analyse qualitative : Analyser sans compter ni classer. Louvain-la-Neuve (Belgique): De Boeck-Duculot.

Sabin, J.A., Riskind, R.G., & Nosek, B.A. (2015). Health Care Providers’ Implicit and Explicit Attitudes Toward Lesbian Women and Gay Men. American Journal of Public Health, 105(9), 1831-1841. doi: 10.2105/AJPH.2015.302631

Strauss, A., & Corbin, J. (1994). Grounded theory methodology. Handbook of qualitative research, 17, 273-285.

Whitehead, J., Shaver, J., & Stephenson, R. (2016). Outness, Stigma, and Primary Health Care Utilization among Rural LGBT Populations. PLoS ONE, 11(1), 1-17. doi: 10.1371/journal.pone.0146139